Les colibris sont fatigués

Connaissez-vous l’histoire du colibri, racontée par l’agronome et écologiste Pierre Rabhi ? Sinon, je vous la résume. La savane est en feu, les animaux qui ne peuvent pas fuir se terrent, résignés. Seul le colibri s’active. Il fait d’incessants aller-retour à la rivière pour prendre à chaque fois une goutte d’eau, qu’il verse ensuite sur les flammes. Le tatou, énervé par ces va-et-vient, lui dit : « pourquoi t’agites-tu, colibri ? Tu vois bien que ça ne sert à rien ! » Et le colibri répond : « je sais, mais je fais ma part. »

Les militants du vélo ne sont-ils pas à l’image de ce colibri ?

Depuis mon enfance, je me déplace principalement à vélo (et en train pour les longues distances). J’ai passé mon permis à 28 ans, mais je n’ai jamais eu de voiture et n’en utilise que rarement. Tant que j’étais citadin, ce n’était pas difficile. Maintenant que j’habite dans une campagne très peu dense, au relief accidenté, au climat rigoureux et venteux, c’est moins aisé, mais je m’y tiens, au risque de passer pour un « ayatollah du vélo » aux yeux de gens qui n’ont pas conscience d’être des « intégristes de la voiture »…

Le fils de ma compagne a 25 ans. Il ne se déplace qu’en fauteuil roulant (d’une tonne…). Il a bien l’usage de ses jambes, mais elles ne lui servent que pour faire les quelques mètres qui séparent sa voiture de son bureau ou de son domicile. Il habite à 1,2 km de son lieu de travail ; la route pour s’y rendre est plate, le trafic y est faible, et le trajet à pied (15 minutes) ou à vélo (4 minutes) semblerait rationnel, sauf en cas d’intempéries. Ce serait même parfois plus rapide, comme en hiver où, le temps de faire chauffer son moteur et de gratter le givre sur son pare-brise, il serait déjà arrivé au boulot à vélo !

Or non seulement il n’effectue ces trajets qu’en voiture, mais quand celle-ci ne démarre pas, il téléphone pour qu’on vienne le chercher ! Cela m’évoque l’histoire drôle des Belges coincés pendant deux heures dans un escalator en panne. Mais, comme dans le conte d’Andersen sur le « roi nu », je suis le seul à percevoir le ridicule d’un tel comportement.

Car au Larzac, comme dans toutes les campagnes à habitat dispersé, 95 % des déplacements supérieurs à 500 mètres s’effectuent à l’aide d’un moteur. Ainsi, la majorité des éleveurs ont recours à la moto, au quad ou à la fourgonnette pour mener leur troupeau de brebis, même sur quelques centaines de mètres !

J’ai adhéré à l’Association droit au vélo (ADAV, Lille) en 1983, puis au Mouvement de défense de la bicyclette (MDB, Paris) à la fin des années 1990. J’ai participé à des manifs à vélo, à des congrès de la Fubicy, à de multiples AG, j’ai été rédacteur en chef de Roue Libre, le bimestriel du MDB. Aujourd’hui, je me contente de rouler à vélo. Je ne milite plus car je n’y crois plus. Dans les années 1980, je pensais que le simple bon sens ferait redémarrer le vélo urbain, alors moribond. En 1995, quand l’étude Erpurs est sortie, mettant en cause le rôle majeur de l’automobile dans la pollution atmosphérique, j’ai cru percevoir, parfois, un vague sentiment de culpabilité chez les automobilistes parisiens dont je croisais le regard. Fin 1995, la longue grève des transports publics a fait réapparaître le vélo dans les grandes agglomérations. Vers l’an 2000, les changements climatiques ont commencé à préoccuper l’opinion publique, mais la culpabilité latente de l’automobiliste citadin ne s’est aucunement traduite par un changement de comportement. En 2007-2008, la flambée des prix du pétrole et le succès de Vélib à Paris (après celui de Vélo’v à Lyon) m’ont à nouveau fait croire à la fin de la bagnole-reine. Puis le prix du pétrole est — provisoirement j’espère — retombé.

Aujourd’hui, je ne crois plus à un changement durable du comportement des occidentaux en matière de déplacements. Même les écologistes les plus purs deviendront bientôt pronucléaires, pour pouvoir recharger la batterie de leur « véhicule propre ». Les nouvelles générations sont certainement plus enclines à accepter une dictature qu’une quelconque entrave à leur « liberté de circulation ». La preuve ? Demandez-leur s’ils tiennent plus à leur carte d’électeur qu’à leur permis de conduire !

Les cyclistes militants, tels d’infatigables colibris, continuent à se battre pour préserver de petits espaces cyclables dans un univers de plus en plus aménagé pour la voiture individuelle. La logique des centres piétonniers, des « réseaux verts » et autres « véloroutes » est la même que celle des parcs animaliers : on sauve peut-être l’espèce, mais on n’empêche pas la destruction de son habitat naturel. Le moindre bourg de quelques milliers d’habitants voit ses commerces centraux péricliter, tandis qu’une « zone commerciale », inaccessible à pied et peu accueillante pour les cyclistes, vient saccager le paysage et stériliser de nouvelles terres agricoles. L’allongement des distances domicile-travail et le zonage des activités aggravent la tyrannie de l’automobile. Les maisons et lotissements dispersés, impossibles à desservir en transports en commun, se multiplient dans des campagnes qui se transforment progressivement en banlieues à l’américaine.

La parabole du colibri est bien jolie ; Pierre Rabhi oublie cependant l’épilogue : le colibri sauve peut-être l’honneur de son espèce, mais il crame, comme le tatou.

Tel un vaillant colibri, et tant que mes jambes fonctionneront, je continuerai à rouler à vélo, jusqu’à ce qu’un chauffard ivre ou un camionneur distrait croise ma route.

Bon courage aux colibris militants !

Thomas Lesay, St-Martin-du-Larzac, 12100 Millau

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