Les pèlerins de la petite reine

un article paru dans le quotidien national Le Monde du 8 octobre 1983, par Roger Cans

Réunion de famille sous la tour Eiffel. Pour le cinquième Paris-Chartres à vélo, ce 25 septembre. L’été fait un retour en force malgré l’imposition de l’heure d’hiver. Aussi tous les copains du MDB [[Mouvement de Défense de la Bicyclette, 31 rue d’Enghien 75010 Paris, tél. 206 40 95 ou 588 50 60 ou 742 17 77]] sont-ils au rendez-vous, même l’ancien président Jacques Essel -le frère de l’ex-patron de la F.N.A.C.- apparemment remis de son accident de l’an dernier.

Par le train sont venus à l’aube les Chartrains de la Fédération française de cyclotourisme, qui font office de puissance invitante. Ils ont protesté quand le contrôleur leur a demandé 23 F par vélo et, finalement, ont réussi à ne rien payer. C’est la grande revendication du M.D.B. : la gratuité pour les vélos sur tout le réseau S.N.C.F., sauf peut-être aux heures de pointe en banlieue. Dix ans de lutte déjà! Seule la gare Saint-Lazare, aujourd’hui, applique cette gratuité à tous les trains — «mais certains contrôleurs ne le savent pas encore».

Parmi les habitués de cette désormais «classique», qui n’est ni une course ni une épreuve, mais plutôt une manifestation-rencontre amicale, on trouve pèle-mêle un agent d’assurance, un magistrat («le vélo ?… Pour fuir les dossiers»), un biochimiste de la Pitié-Salpêtrière qui refuse l’automobile pour lui et sa famille, un énarque frais émoulu qui pédale tous les jours entre son domicile et son bureau (ministère de l’emploi) et un soudeur de Paimpol tellement épris de la petite reine qu’il évite même le train.

Départ du peloton dans une aimable pagaille de cycles rutilants, grinçants ou bien huilés, précédés par les voitures des camarades cibistes venus pour assurer les liaisons. Deux cent cinquante paires de roues attaquent le pavé parisien pour un pèlerinage de Chartres plutôt païen, sorte de croisade des pauvres gens (des villes) victimes de l’automobile.

Avant même le pont de Saint-Cloud, un peloton s’est formé autour des longues jambes de Mary, un mannequin de vingt-deux printemps originaire de Niagara-Falls (U.S.A.). Elle n’est pas tout à fait novice, car elle a déjà «fait» Paris-Stockholm l’an dernier. C’est bon pour le moral, et manifestement aussi pour la ligne…

Mais voici que la troupe entame la côte de Saint-Cloud. Dur, dur. Un grand barbu peine sur les pédales de son lourd vélo «porteur», muni à l’avant d’une grande caisse à provisions en bois massif. C’est un ambulant des P.T.T., qui trie le courrier dans les trains. Il apprécie de pouvoir maintenant emporter son vélo à bord pour visiter les villes de desserte.

Dans la descente sur Versailles un premier — et unique — accident de l’expédition : un adolescent tombe, casse la potence de son guidon et s’arrache la peau d’une cuisse. Après des soins dans le fourgon de la Croix-Rouge, il remontera en selle, en alternance, sur le vélo avec son «pote». Plus loin, bien droit sur sa machine, un monsieur digne pédale consciencieusement. C’est un Allemand, directeur financier chez Publicis et, à ses moments perdus, animateur de randonnées pédestres. On n’est pas sectaire chez les cyclistes, où l’on respecte aussi les piétons, ces frères de misère.

Un instant de flottement dans la traversée de Versailles : emportée par son élan, l’avant-garde fonce tête baissée vers Dreux. Non, pas aujourd’hui! Reflux devant les cent marches du château et montée sur Satory. L’énarque en profite pour faire tandem avec une institutrice qui, elle aussi, se rend à son travail à bicyclette (une école privée du seizième arrondissement). Et l’assistante de maths à Tolbiac, rechaussant ses lunettes, double un petit bonhomme peinant sur son mi-course, un électricien en retraite de soixante-deux ans.

L’eau des cimetières

À l’arrêt-regroupement de la Minière, vestes et blousons commencent à tomber. Un professeur de français-latin-grec de Saint- Germain-en-Laye, qui a rattrapé le convoi à Versailles, regrette d’avoir pris un équipement d’hiver. Un inconditionnel du vélo, ce professeur: « La dernière fois que j’ai perdu mon portefeuille, je n’ai même pas redemandé un permis de conduire. Je m’en passe très bien.»

À l’étang de la Tour, en forêt de Rambouillet, tout le monde met pied à terre pour la pause-repas. C’est l’heure tranquille où les possédés du braquet s’allongent dans l’herbe tendre. On sort les sandwiches, le Synthol pour masser les mollets et la bouteille d’eau minérale qui a chauffé sur le porte-bagages, coincée entre un pull et une carte Michelin. C’est aussi l’heure où l’on échange les tuyaux de cyclotouristes: «Pour trouver de l’eau fraîche à l’étape, quand tout est fermé, rien de tel qu’un cimetière.» L’un joue de la flûte indienne pour lui seul. L’autre astique son pur-sang avec amour.

Mais il faut repartir. Sans regret, d’ailleurs, car l’étang est alors accaparé par une compétition de «navi-modélisme», bateaux de course miniature téléguidés qui vrombissent comme une armée de moustiques. Les cyclistes reprennent la route du silence à travers le maïs de la Beauce. Le cordon des randonneurs s’étire interminablement, jusqu’au regroupement final avant l’entrée en masse dans Chartres, – car il s’agit de montrer sa force.

Les troupes du M.D.B.. que l’on préfère ne pas voir envahir le parvis de la cathédrale, sont dirigées vers un enclos de la gare S.N.C.F. où des rafraîchissements les attendent. Surtout, pas de manifestation. Le soudeur de Paimpol annonce qu’il reprend sur-le-champ la route de Paris. Quatre courageux le suivent. Les autres vont accrocher leur vélo dans les fourgons du train de Paris, affrété spécialement. Et ils font leurs adieux au hardi Nantais qui, après un tour du monde de trois ans, s’apprête à rentrer au pays sur un vélo à bout de souffle et cousu de cicatrices. 46 800 kilomètres au compteur! Sifflements d’admiration, teintés d’incrédulité : beaucoup sont épuisés après une randonnée de 90 kilomètres seulement. C’est que, au M.D.B., on n’est pas des forçats de la route.

ROGER CANS

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